Echanges avec Clémence Barrère, avocate, patiente victime et fondatrice de l’association Bi-Sdep
1. Quel parcours vous a menée à créer cette association et dans quels objectifs ?
Le hasard des choses a fait que je suis devenue avocate au moment même où j’étais confrontée à de graves séquelles liées à une chirurgie orthognathique. J’ai donc dû tout mener de front.
Au début, je me suis entourée d’avocats pour initier ma procédure judiciaire. Il m’a fallu environ deux ans après la première chirurgie pour me décider à agir. Ces deux années ont été nécessaires pour comprendre que mes douleurs ne partiraient pas, pour consulter suffisamment de professionnels et pour réaliser qu’il y avait eu un problème. J’ai aussi compris que pour espérer une amélioration, il faudrait que je subisse d’autres opérations… sans savoir qu’il y en aurait sept au total.
Malheureusement, je me suis rapidement rendu compte que les avocats en charge de mon dossier comprenaient mal la problématique. Pour un non-spécialiste, il est très difficile de distinguer chirurgie orthognathique et chirurgie dentaire. Or, cette confusion conduit à minimiser inconsciemment la gravité des séquelles et des souffrances de la victime.
Les difficultés propres à la chirurgie orthognathique sont multiples :
- La méconnaissance de cette chirurgie par les non-professionnels du droit ;
- Le caractère souvent invisible des séquelles (paresthésies, troubles occlusaux, douleurs de l’articulation temporo-mandibulaire, modifications esthétiques sans déformation majeure). Toutes les cicatrices étant internes, rien ne se voit à l’extérieur.
J’ai constaté qu’il est plus facile pour les tiers d’avoir de l’empathie pour ce qui se voit — une cicatrice, une boiterie — que pour des douleurs invisibles mais tout aussi invalidantes. Quand j’ai lu, dans la première saisine de mon avocat, qu’il évoquait une « chirurgie dentaire », j’ai compris que nous ne parlions pas le même langage. D’autant qu’il me proposait des médecins conseils qui n’étaient pas spécialistes de la chirurgie maxillo-faciale, mais plutôt des stomatologues ou des généralistes.
J’ai alors décidé de prendre les choses en main. Même si je connaissais mal le droit du dommage corporel, j’étais avocate : avec du travail, j’ai pu combler mes lacunes. J’ai lu énormément — thèses, publications scientifiques, ouvrages médicaux — et j’ai constitué moi-même mon équipe : expert, médecin conseil. J’ai rédigé les actes, les dires à expertise, les argumentaires juridiques et médicaux. Bref, j’ai fait mon travail d’avocate avec, en plus, une maîtrise du jargon médical que j’avais acquise à la dure.
Cette expérience a été le point de départ de l’association : créer un espace d’information, d’entraide et d’accompagnement pour les victimes de chirurgie orthognathique, afin qu’aucune ne se retrouve dans la solitude et l’incompréhension que j’ai vécues.
2. Comment votre histoire a-t-elle influencé votre parcours professionnel ?
En parallèle de ma procédure, j’ai voulu approfondir mes connaissances et j’ai suivi un Diplôme Universitaire en contentieux médical. J’ai ensuite commencé à accompagner d’autres victimes dans leurs démarches judiciaires.
Aujourd’hui, il me paraît naturel de mettre mon expérience de patiente, de victime et d’avocate au service des autres. J’ai conscience d’avoir eu la chance de pouvoir croiser mes deux parcours — personnel et professionnel. Si je peux aider d’autres personnes à obtenir une indemnisation juste et à faire reconnaître leurs droits, j’aurai le sentiment d’apporter une forme de justice à ce que j’ai moi-même traversé.
3. Comment avez-vous vécu la procédure judiciaire en réparation de votre dommage corporel, à la fois en tant que victime et en tant qu’avocate ?
C’était une épreuve extrêmement difficile. Le plus dur, selon moi, reste l’incompréhension — à la fois du côté des professionnels de santé et du côté des acteurs judiciaires.
Le milieu médical de la chirurgie maxillo-faciale est très fermé. En tant que patiente victime, on se heurte à un mur : on nous dit que c’est trop complexe, trop risqué, ou « pas confraternel ». Résultat, on se retrouve seul, à devoir tout affronter sans véritable soutien.
4. Quels types de preuves sont nécessaires pour établir la faute médicale dans le cadre précis d’une chirurgie orthognathique ?
Les preuves doivent être à la fois médicales et techniques.
Il faut avant tout un rapport d’expertise médicale détaillé, réalisé par un expert en chirurgie maxillo-faciale (et non un généraliste ou un stomatologue). C’est ce rapport qui permet d’établir le lien entre l’acte chirurgical, les fautes techniques commises et les séquelles subies.
Les dossiers médicaux complets (comptes rendus opératoires, radios, scanner, suivis post-opératoires, échanges avec le praticien) sont indispensables.
Des publications scientifiques ou recommandations professionnelles peuvent également servir à démontrer qu’une erreur technique a été commise par rapport aux standards de la discipline.
5. Quelles démarches un patient doit-il suivre pour faire valoir ses droits ?
- Demander l’intégralité de son dossier médical (hôpital, chirurgien, radiologues, anesthésistes).
- Consulter un avocat et, si possible, familier des chirurgies maxillo-faciales.
- Solliciter une expertise médicale — amiable ou judiciaire — et s’entourer d’un médecin conseil compétent en matière de chirurgie orthognatique (attention au médecin conseil dentiste, généraliste ou stomatologue).
- Constituer un dossier complet, et une description précise des séquelles.
- Selon le cas, saisir le tribunal judiciaire, la CCI (Commission de Conciliation et d’Indemnisation) ou engager une procédure devant les juridictions administratives si l’acte a été réalisé dans un hôpital public.
6. Quelle est la particularité, selon vous, de ce type d’accident médical ?
La chirurgie orthognathique est extrêmement spécifique : elle se situe à la croisée de la chirurgie osseuse, de la chirurgie esthétique et de la fonction dentaire/occlusale.
Les séquelles sont souvent invisibles, mais très lourdes : douleurs chroniques, perte de sensibilité, troubles articulaires, gêne à la mastication, dépression, altération de l’image de soi. Ces préjudices sont difficiles à faire reconnaître, car ils ne se voient pas.
7. Comment la gravité d’un préjudice est-elle évaluée pour déterminer l’indemnisation possible ?
L’évaluation se fait à travers le rapport d’expertise médicale, qui attribue différents taux selon plusieurs postes de préjudice :
- Déficit fonctionnel permanent (DFP) : séquelles définitives ;
- Souffrances endurées : douleurs physiques et psychiques ;
- Préjudice esthétique : modifications du visage, cicatrices, asymétries ;
- Préjudice d’agrément : perte de certaines activités ;
- Préjudice professionnel : perte d’emploi ou baisse de revenus ;
- Préjudice moral : isolement, anxiété, perte de confiance en soi.
Ces éléments sont ensuite traduits en montants financiers selon les barèmes jurisprudentiels et la gravité du dommage.
8. Quels conseils donneriez-vous aux patients souhaitant intenter une action contre un chirurgien ?
- Ne pas se précipiter, mais agir dès que les symptômes persistent.
- S’entourer de professionnels compétents et spécialisés, tant sur le plan médical que juridique.
- Bien documenter son dossier : conserver tous les échanges, radios, ordonnances, photos avant/après.
- Se préparer à une procédure longue et éprouvante — mais rester persévérant.
- Enfin, ne pas rester seul : se tourner vers une association ou un groupe de soutien permet de rompre l’isolement et d’obtenir des conseils utiles.
9. Quels sont les délais moyens pour le déroulement d’une procédure judiciaire liée à une faute médicale après une chirurgie orthognathique, et comment peuvent-ils varier selon la complexité du dossier ?
Les délais sont longs.
En moyenne, il faut compter entre 2 et 6 ans du dépôt de la première requête jusqu’à la décision définitive.
Les délais varient selon :
- Le nombre d’expertises nécessaires (parfois plusieurs, surtout si les séquelles évoluent) ;
- Le niveau de contestation entre les parties ;
- Le type de juridiction saisie (tribunal judiciaire, administratif ou CCI) ;
- Et la complexité technique du dossier, souvent très élevée dans les chirurgies orthognathiques.